Par Manon Cyr, infirmière clinicienne. Photo par Manon Allard
Le deuil périnatal est entré dans ma vie le 18 novembre 1992…
Dès le début de notre vie à deux, mon mari et moi avons souhaité concrétiser notre désir de fonder une famille. J’ai eu la chance de tomber enceinte en très peu de temps. Cependant, mon bonheur a été de courte durée: deux semaines après avoir consulté un gynécologue à l’urgence pour de vives douleurs au ventre, on m’annonce que je fais une grossesse ectopique et que je dois être opérée le plus tôt possible. Alors que je commençais à peine à goûter aux joies de la maternité, il fallait que j’y renonce brutalement. L’opération, une laparotomie, nécessitait une anesthésie générale: comme pour une césarienne, on m’a donc ouvert l’abdomen afin de m’enlever mon petit bébé… il m’est resté une cicatrice d’une longueur de quatre pouces. Dans ma chambre d’hôpital, mon réveil a été tout aussi brutal. Mon lit était situé près de celui d’une mère qui venait d’accoucher d’un beau bébé en santé. J’ai pleuré comme jamais, en me disant que je ne serais jamais capable de réaliser mon rêve de fonder ma famille. À chaque sanglot, ma cicatrice me faisait souffrir; cette douleur physique n’avait d’égal que ma douleur psychologique. Le sentiment de vide que je ressentais était indescriptible. J’avais même l’impression qu’on m’avait vidée de toute ma substance, voire même de mon âme. Comment décrire le malaise de cette femme qui partageait ma chambre lorsqu’elle a appris ce qui m’arrivait? Eh bien, ce soir-là, nous avons toutes les deux pleuré mon malheur. Sa compassion me faisait du bien : elle a su mettre son propre bonheur en veilleuse pour m’accompagner, l’espace d’un petit moment.
Pendant ma convalescence à la maison, mon esprit ne trouvait pas de repos, j’étais tourmentée, me demandant constamment ce que j’avais bien pu faire pour mériter ça. C’est bien maladroitement que mon entourage essayait de me consoler avec des phrases toutes faites: «T’es jeune, t’as le temps »en masse » pour en faire, des bébés!». Évidemment, j’aimais mieux rester chez moi toute seule que d’entendre ce genre de commentaires. Chaque fois, ces phrases me « rentraient dedans », provoquant un bouillonnement intérieur que j’avais bien du mal à contrôler. Tout mon être avait juste envie de leur hurler qu’ils ne comprenaient rien à ce que je vivais.
J’ai cherché du réconfort dans les bras de mon mari et j’ai développé l’obsession de retomber enceinte le plus tôt possible, sans doute pour combler le vide que je ressentais. Encore une fois, je suis tombée enceinte en un rien de temps. Le bonheur fut de courte durée. Environ deux semaines plus tard, en janvier 1993, en me levant un matin, je saignais abondamment. Avant même de pouvoir me rendre à l’hôpital, je faisais une fausse couche dans ma salle de bain. Mon mari avait déjà quitté pour le travail… j’étais donc seule à la maison. En pleurs, j’ai ramassé mon tout petit bébé dans la toilette, puis je l’ai déposé dans un petit pot, pour ensuite me diriger vers l’hôpital. Savoir ce que je sais maintenant, j’aurais pris le temps de prendre des photos…Quel sentiment bizarre que de se promener en voiture avec son bébé dans un pot, alors qu’il devrait être dans son ventre… L’échographie et les résultats de l’analyse pathologique ont confirmé que la fausse couche était complète. Je devais alors laisser la nature faire le reste, car, figurez-vous, «la nature est bien faite, madame». Je rageais à l’intérieur! Encore une fois, je me sentais tellement incomprise! Ce soir-là, seul mon mari a accueilli mon chagrin et mon désespoir, et ce, sans me juger. Il a toujours été à mes côtés pour me prendre dans ses bras et me réconforter du mieux qu’il le pouvait, en dépit de son propre chagrin.
Quelques mois ont passé et, malgré le soutien continu de mon mari, je me suis enfoncée dans l’abîme creusé par la banalisation de mes deux fausses couches et par l’indifférence de mon entourage. J’ai fait une dépression. Au grand soulagement de mon mari, car il était complètement impuissant face à ma détresse, j’ai décidé d’aller consulter une travailleuse sociale. J’ai bénéficié de consultations privées. J’ai passé plusieurs mois à pleurer mes entrailles lors de ces séances, mais j’ai aussi pu me reconstruire, petit à petit.
Après plusieurs mois de thérapie, je me suis sentie prête à retomber enceinte. Une troisième grossesse s’est pointée à l’horizon. Au fur et à mesure que les semaines passaient, mon ventre affichait de plus en plus sa rondeur. J’étais heureuse. Au huitième mois, j’ai été référée à la clinique de grossesse à risque élevé, car je souffrais d’une hypertension de grossesse. Mon bébé était en détresse et mon gynécologue a alors décidé de provoquer l’accouchement à 35 semaines de grossesse afin de minimiser les dangers pour le petit. C’est donc le soir du 22 décembre 1994 que j’ai mis au monde notre Nicolas, un beau petit garçon de 5 lb et 3 oz. Malgré l’inquiétude causée par sa naissance prématurée, le moment était magique: les flocons de neige tombaient doucement et je voyais les lumières de Noël scintiller dans les rues avoisinantes. Mon conjoint et moi avions enfin notre bonheur entre les mains, notre plus beau cadeau de Noël, et rien ne pouvait nous l’enlever, celui-là!
Puis, mon mari et moi avons décidé d’offrir un frère ou une sœur à Nicolas. Fidèle à mes habitudes, je suis tombée enceinte en un battement de cil. Nous étions de nouveau plein d’espoir. Or, en raison de mes antécédents, j’ai passé une échographie rapidement afin de s’assurer du bon déroulement de ma grossesse. Malheureusement, un troisième malheur nous attendait, nous qui pensions bien, avec la naissance de Nicolas, que les drames étaient derrière nous. J’avais une seconde grossesse ectopique. Encore une fois, l’opération s’avérait être la meilleure solution pour retirer l’embryon. J’ai perdu définitivement ma trompe, ce qui diminua aussitôt mes chances de retomber enceinte par la suite. J’avais bien sûr les émotions à fleur de peau, encore une fois !
Ma cinquième grossesse en cinq ans débuta comme les autres. Nous voulions avoir plus d’un enfant, alors pourquoi attendre? J’ai été suivie de façon très étroite afin de contrôler mon hypertension de grossesse et, cette fois-ci, et j’ai pu porter mon enfant jusqu’à la 38e semaine de ma grossesse. Le 4 novembre 1997, je donnais naissance à un autre beau garçon prénommé Mathieu. J’ai profité de mon congé de maternité, j’ai cajolé mes enfants chéris et j’ai savouré chaque moment passé avec eux.
Comme infirmière clinicienne, je me suis jointe à l’équipe Famille-Enfance du CLSC en 1999. Accompagner les parents vivant un deuil périnatal s’est avéré très gratifiant pour moi : j’aimais sentir que je pouvais faire une différence dans leur vécu après la perte de leur bébé, cela me comblait. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience de l’ampleur du bagage que j’avais accumulé à la suite de mes trois pertes en début de grossesse. Encore aujourd’hui, je consacre toutes mes énergies et toute ma passion pour que des services spécialisés en deuil périnatal soient offerts aux couples qui perdent leurs bébés, indépendamment que cela se produise au début ou à la fin du parcours. Car, je ne le dirai jamais assez souvent, on ne calcule pas le chagrin en nombre de semaines de grossesse.
Avec le recul, je peux dire que mes 3 petites étincelles ont allumé la flamme en mon cœur qui m’anime depuis. À travers le développement d’un programme spécifique d’accompagnement, les formations, les conférences, mon rôle de consultante auprès de différents organismes, l’écriture de brochures et d’un livre, la participation à des reportages télé, radio et dans les médias écrits, je sensibilise, j’accompagne et je démystifie le deuil périnatal auprès des parents, l’entourage, les professionnels, la société.
Ces trois petits cœurs qui se sont éteints beaucoup trop tôt ont su tracer mon destin que je ne changerais pour rien au monde.
J’aime ma vie, j’aime ce que je suis devenue et ce que j’ai accompli. Je sais que je dois tout cela au fait que j’ai choisi consciemment de traverser le chemin douloureux de mes deuils pour le transformer en quelque chose de positif, de constructif. Le deuil périnatal n’est jamais sorti dans ma vie…mais la souffrance a fait place à une sensibilité et un dévouement pour la cause.
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